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Elle s’ennuyait à crier

Si mamie refuse de venir jouer aux boules le dimanche, c’est parce qu’elle regarde Drucker à la télé. Il n’y a pas cinquante solutions, il faut se débarrasser de Drucker !

Cette nouvelle de Fabien Pesty est un extrait de l’anthologie « Histoires à lire dans le métro ».

Durée: 4 minutes

 

© Anne-Sophie Poilleaux

 

Elle s’ennuyait à crier. Aussi, après moult réflexions, avais-je pris la résolution de supprimer Michel Drucker, que je jugeais responsable de l’apathie de ma vieille mamie ainsi que de la faim dans le monde, parce que bon, j’étais un peu énervé sur le coup. Et puis comme l’apathie vient en mangeant…

 

  J’avais mis, bon an, mal an, un bon mille ans à élaborer le crime parfait. Pas de ceux à la Columbo où l’assassin omet toujours de se renseigner sur les horaires des marées les années bissextiles, ou laisse des traces de rouge à lèvres sur la robinetterie. Pas non plus de machination ubuesque à la Scooby-Doo, où l’ostréiculteur, qui n’avait pourtant rien du pêcheur, se révèle être un virtuose en apparition de fantômes d’huîtres géantes et en robotisation de fines de claire tueuses, des n°3.

  Si j’avais mis plus de temps qu’il n’en faudrait à un fonctionnaire corse pour construire une cathédrale avec une cuillère à miel, c’est que je donnais salement dans la procrastination. Toujours remettre au lendemain ce qu’on peut ne pas faire aujourd’hui.

  Mais ce coup-ci, je le tenais, mon meurtre parfait. J’étais chaud-bouillant comme une friteuse de la buvette C.G.T. à la fête de l’Huma.

  J’avais tout bien minuté, tout vérifié, même les horaires des marées. J’avais l’intention de ne pas remettre au fortuit ce que je pouvais faire demain.

  Ce sens aigu de la manipulation et du ni-vu-ni-connu-j’t’embrouille, je l’avais expérimenté durant les interros d’anglais de Mme Brinon, en classe de 5e B. Et si Stéphane Cathon, mon voisin de devant, ne s’était pas levé perfidement pour aller se vider la vessie, sûr que la mère Brinon n’aurait pas découvert la page que je lui avais scotchée sur le dos, et j’aurais pu tuber tranquille-peinard encore longtemps, au moins jusqu’à mon passage en 5e D l’année suivante.

  C’est sûrement à cette époque que j’ai aiguisé ma Druckerophobie. L’homme le plus gentil du monde, le gendre idéal, l’ami public numéro un. Combien n’ai-je entendu de : « Ben, j’peux pas, ce tantôt c’est Drucker ! » comme unique et récurrente réponse à mes : « Mamie, ça te dirait de venir faire le cochonnet au boulodrome ? Ça va t’aérer un peu les métastases. Puis, tu vas rencontrer des gens. Et des boules. Moi, j’dis ça, j’dis rien, mais c’est pas tous les jours que tu as l’occasion de mettre ta petite jupe noire autrement que pour aller enterrer un de tes amis du sanatorium. »

  Avec les copains, nous en étions réduits à jouer à la pétanque pour de vrai, avec un vrai cochonnet en bois, qui couine même pas.

 

  Depuis la mort de papi, mamie sortait très peu, sauf pour les enterrements du mardi ou pour acheter Paris Match et y apprendre que son Michel Drucker avait attrapé une douzième maladie incurable en autant de semaines depuis que sa femme le trompait avec Jacques Martin. Papi, de son vivant, ça le faisait toujours bander comme un vendu de lire les malheurs de Drucker. Il ne l’aimait pas. C’est que lui, le dimanche, il préférait regarder la Formule 1. En réglant son Sonotone au maximum, il avait l’impression de revivre ses soirées de 1943 dans le Loiret où, après d’harassantes journées à remplir des wagons, il allait rejoindre Rita, la fille du commandant de la Gestapo de Pithiviers. Il allait lui conter fleurette, dans le tohu-bohu des bombardements.

   « Rita, donne-moi ton cœur », qu’il lui avait dit un jour.

  Il lui avait même promis de l’épouser chez elle, en Alsace. Mais un soir, on les avait surpris à califourchon sur un panzer et on les avait dénoncés, pire que de vulgaires résistants. Papi s’était fait démobiliser à coups de pompes dans le cul et était mort des suites de ses blessures, environ soixante ans plus tard…

  Alors, les bruits des moteurs de Formule 1, à Papi, ça lui rappelait la mélodie qui accompagnait ses péripéties d’autrefois. Même qu’il aurait donné son royaume pour qu’un des cancers hebdomadaires de Drucker se généralise.

  Il était rigolo, papi, pour un antisémite.

 

  Mamie, elle végétait un peu, donc. Elle vivait dans Paris Match avec toute une bande de cancéreux, de cocufiés, d’anciennes gloires avinées du vinyle, de princesses logées sous les ponts, etc. Et le dimanche, elle mettait son plus beau foulard et se parfumait à la lavande bon marché pour aller se mourir d’ennui devant sa télé.

  Ça me rendait malade de la voir s’emmerder ainsi, et aussi un peu de devoir louer un vieux à la maison de retraite pour faire le cochonnet, alors que j’en avais un sous la main. Et tout ça, c’était la faute de Michel Drucker. Même la crise, c’est de la faute à Michel Drucker. Voilà, fallait pas m’énerver

    Du coup, mon crime, c’était de la sublimation, comme si le Dieu des vieux m’avait refilé un bon au porteur pour aller éliminer cette andouille qui leur liquéfiait le cerveau.

 

  Ce jour-là, un bas résille sur la tête et une sacoche Obut à la main, je me suis faufilé discrètement derrière un épais rideau. J’ai vérifié une ultime fois le papier sur lequel j’avais consciencieusement noté tous les horaires. Il n’allait plus tarder.

Il est apparu à l’heure exacte. Toujours aussi ponctuel, ce Drucker. J’ai entendu sa voix mielleuse saluer l’assistance ; dans mon crâne, ça a actionné un petit marteau sur mon système nerveux. J’ai bondi de ma cachette en hurlant, une main fouinant rageusement dans la sacoche. Je lui ai balancé une rafale de trois boules au visage. Des 720 grammes. Drucker a alors disparu de l’écran de la télé de mamie, et une épaisse fumée âcre a envahi le salon. Seul le silence filtrait à travers ce nuage…

 

   Dans son canapé, après une longue minute, mamie m’a regardé en hochant la tête dans un soupir catarrhal.

   « Connard, qu’elle m’a dit, t’as tout pété ma télé. Qu’est-ce que je vais faire, maintenant ? »

  Le lendemain, dans Paris Match, on apprenait que Michel Drucker pétait la forme et qu’il allait même se remarier pour la troisième fois.

  Mamie, elle, est morte une semaine plus tard. D’ennui.

Fabien Pesty

© L’anthologiste. Tous droits réservés.

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5 commentaires

  1. Céline Montigny a dit :

    Excellent ! J’aime beaucoup le style et j’ai bien rigolé !

  2. Birdman a dit :

    Stipe, ovni littéraire. Bravo !

  3. julie matignon a dit :

    très drôle, très vivant, bien écrit, bravo

  4. stephane chamak a dit :

    Au début, j’ai un peu tiqué. Cela me semblait trop forcé, les traits d’esprits trop insistants, les bons mots un peu trop « parachutés »…

    Et puis, à partir du troisième paragraphe, j’ai fini par me laisser prendre par cette insolence, cette effronterie amusante (à laquelle il manquerait un poil de tendresse en filigrane ?) et ces digressions sympathiques.

    Le passage sur le papi est assez savoureux et de façon générale j’ai aimé que l’auteur fasse sauter cette barrière (pour ne pas dire carrément dynamiter) bien pensante qui vise à « ne pas toucher à nos vieux » (la mamie « cochonnet », excellent !). La réplique de la grand-mère est également des plus exquises et donne une autre image, bien moins lisse que celle qu’on peut se faire de nos ainés. J’ai aussi aimé cette audace, là.

    Enfin, je n’oublie pas également le clin d’œil (car je suis sûr que c’en est un !) à Renaud, notre « cheutron sauvage » (et sa chanson « Rita »).

    (Encore) un bon texte, vif, percutant et caustique.

    Bravo à l’auteur !

    S.

  5. Caroline a dit :

    Excellente fin ! Beau passage à l’acte ! C’est ce qu’on rêve tous de faire !

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