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Une valse à trois temps

Pierre et Jacques, les meilleurs amis du monde. Deux adolescents amoureux de Pauline qui les aimait autant l’un que l’autre. Avant de mourir, Jacques rédige ses confessions pour que Pierre connaisse toute la vérité.

Cette nouvelle d’Emmanuelle Cart-Tanneur  est un extrait de l’anthologie « Histoires à lire dans le métro ».

Durée: environ 12 minutes

 

Anne-Cécile Delpeuch

 

Mon cher Pierre,

  Si tu lis ces mots, c’est qu’ils t’ont bien été remis, et que je ne suis plus de ce monde. Je sais que, me lisant maintenant, tu as de la peine, parce que tu pleures ton ami. Pleure, Pierre, je t’en prie ; il n’est point de douleur qui ne s’apaise par les larmes. Mais ensuite, s’il te plaît, écoute-moi. Ce que j’ai à te dire, je l’ai sur le cœur depuis si longtemps que je suis quelque part heureux de n’être plus à tes côtés pour te laisser l’apprendre. Ouvre tes yeux, et ton cœur aussi, et lis : tu ne seras plus le même en repliant cette lettre.

  Tu seras sans doute troublé par cette idée, et peut-être ressentiras-tu quelque impatience en m’ écoutant te raconter notre enfance – tu la connais déjà, bien sûr, pour l’avoir vécue à mes côtés. Mais je ne saurais commencer par la fin le récit de notre amitié, tant ses racines sont profondes et se doivent d’être pour le moins rappelées, sinon célébrées, en toute simplicité, par les lignes qui suivent.

 

  Nos mères ont été amies bien avant notre naissance : la tienne te l’avait-elle jamais confié ? Inséparables camarades de jeux, puis d’études, elles ne se sont quasiment jamais perdues de vue – même à cette sombre période où cela nous est arrivé, à nous. Mais je brûle les étapes : voici notre naissance, à quelques mois d’intervalle, dans ce village tranquille de Marcilly. Connaissais-tu cette photo où je te menace avec une pelle en plastique rouge, et où tu ris à gorge déployée ? C’est la plus ancienne que j’aie eue de nous deux. Je l’ai glissée avec d’autres dans une enveloppe qui te sera remise avec la présente lettre. Prends ton temps pour les regarder toutes : elles sont si riches de bonheur et d’images de joie qu’elles méritent de vivre à nouveau entre tes mains.

  Premiers communiants, scouts, écoliers, on ne trouve guère de photo de moi sans que tu sois juste derrière ou à côté. Nulle querelle, nulle rivalité ne nous ont jamais séparés ; ne nous avaient jamais séparés, jusqu’à l’arrivée de Pauline.

  Tu t’en souviens, je le sais, comme si c’était hier — j’ai pourtant besoin de l’écrire, une première, et une dernière fois. Nous avions treize ans, elle douze ; elle a emménagé un été, avec sa mère, dans la maison voisine de la mienne. C’est à moi qu’est revenu l’indicible plaisir de lui parler le premier, puis, évidemment, de te la présenter — il ne me serait pas venu à l’esprit de ne pas partager avec toi la joie de cette rencontre.

  Presque immédiatement est né entre nous trois un attachement quasi fusionnel. Très vite, nous n’avons plus su nous passer les uns des autres, et nous avons découvert — à moins que nous ne l’ayons inventé ? — un sentiment plus fort que l’amitié et la fraternité réunies. Te rappelles-tu combien d’après-midi, combien de journées entières nous avons passé ensemble, des bois des Loges aux abords de la Tille, courant, nageant, sautant, sans même penser que nous n’avions pas emporté de quoi goûter ou pique-niquer ? Les mûres des ronciers et les prunes du jardin de la mairie suffisaient à nos appétits d’oiseaux et n’empiétaient pas sur le temps que nous ne voulions pas gaspiller à d’autres occupations que nos jeux, nos explorations et nos discussions interminables d’enfants, puis bientôt d’adolescents, assoiffés de la découverte du monde.

  Je ne me posais que rarement la question, mais à chaque fois la réponse fusait, évidente : pourquoi étions-nous si bien tous les trois ? Parce que c’était toi, parce que c’était elle, et parce que c’était moi.

  Combien de temps cette harmonie a-t-elle donc duré, sans l’ombre d’un nuage, sans la menace d’une déchirure ? Il faut que je remonte le temps et en effectue le calcul : nous avions treize ans quand Pauline est arrivée ; seize quand j’ai senti que quelque chose changeait, et allait tout bouleverser.

 

  Ce qui est arrivé n’a rien d’extraordinaire. Et pourtant, aucun de nous trois n’avait jamais imaginé que cela pût survenir. C’est toi qui en as été le premier témoin, et je t’ai confirmé ce que tu avais deviné en quelques jours : j’étais tombé amoureux de Pauline. J’avais pourtant fait des efforts surhumains pour que cela ne se vît pas, pour que rien ne soit altéré dans notre si belle et parfaite communion : las… on ne peut feindre que ce qui n’est pas, or mon amour était devenu si évident qu’il t’a sauté aux yeux, à toi… alors que Pauline n’a rien semblé remarquer. J’ai su plus tard qu’elle aussi masquait ses sentiments, par un souci identique au mien. Elle y était simplement parvenue mieux que moi.

  C’est auprès de toi, mon ami si cher, que je me suis épanché. Je t’ai dit l’égarement dans lequel je me trouvais, à ne plus savoir si je souhaitais qu’elle m’aime aussi, que nos passions se rejoignent, ou si je préférais qu’il n’en soit rien, afin de t’épargner et de sauver le lien qui nous unissait.

  Pourquoi ne m’as-tu pas dit alors que je te brisais le cœur avec mes aveux, que toi aussi tu l’aimais, et depuis toujours, et que tu étais l’incarnation d’un renoncement dont moi j’étais incapable ? Je le sais maintenant, Pierre, et je mesure toute la force de ton amitié pour ne m’en avoir rien laissé deviner.

  Deux années de plus se sont écoulées, durant lesquelles j’ai tant bien que mal vécu, auprès de vous, des heures à la fois douces et douloureuses tant mon amour pour Pauline me dévorait. J’avais cessé, très tôt, de t’en parler, comprenant que je ne ferais que t’importuner en me laissant aller à des confidences excessives et stériles. J’imagine que tu as été soulagé de ne plus m’entendre parler d’elle avec les mots que tu brûlais d’envie de prononcer, toi aussi.

 

  Et puis, un soir de juin, j’ai cru mourir de bonheur et de détresse à la fois. J’avais raccompagné Pauline après les cours — tu n’avais pas terminé les tiens —, et c’est sur le chemin qu’elle s’est mise à me parler comme jamais je ne l’avais entendue. Pauline, notre Pauline, n’était pas l’innocente adolescente, la fillette candide que nous imaginions, Pierre ; elle aussi devenait adulte, et en elle aussi étaient nés des sentiments qui l’avaient d’abord effrayée, puis dont elle avait été contrainte de constater l’emprise : elle m’a fait alors l’aveu de son amour… de son amour pour nous, Pierre. Oui, tu as bien lu : elle nous aimait tous les deux et ne savait comment réagir face à cette tempête qui enflait en elle, l’étouffant chaque jour un peu plus.

  Je n’ai su que répondre. J’ai tenté, bêtement, de lui dire que je comprenais sa douleur, que j’étais là, enfin, que nous étions là pour l’aider, mais j’ai réalisé aussitôt que notre présence n’était précisément pas de nature à pouvoir l’aider en quoi que ce soit.

  J’ai constaté mon impuissance en même temps que mon âme se déchirait en deux : elle m’aimait ! Elle me l’avait dit ! Elle m’aimait… Mais elle t’aimait aussi. Et je voudrais que tu me pardonnes, Pierre, de t’avoir alors caché cette confession. Peut-être les choses se seraient-elles passées autrement par la suite si tu l’avais appris de moi. Mais je ne me sentais pas capable, malgré la force du lien qui m’unissait à toi, de te révéler ce que Pauline m’avait confié. Et je me suis même absous en pensant qu’elle ne m’avait jamais chargé de te le dire.

  Nous n’en avons plus parlé et j’ai fait de mon mieux, ne sachant quelle autre attitude adopter, pour prétendre que ces confidences n’avaient jamais eu lieu. Le temps nous apporterait peut-être une solution.

  Quels qu’aient été mes scrupules, tu as finalement su ce qu’il en était à peine deux mois plus tard. C’était juste après le bac. On a appris un matin que Pauline avait disparu. Sa mère l’avait cherchée toute la journée de la veille, et elle n’était pas rentrée le soir venu. La police avait été prévenue, et tout Marcilly était en émoi. Toi et moi avons participé aux battues organisées par le maire, exploré les lieux de nos balades favorites, fouillé tous les endroits de nos rendez-vous d’enfants inconnus des gendarmes et des chiens : en vain.

  L’inquiétude grandissait, et l’effroi commençait à gagner le village, quand la mère de Pauline reçut un appel téléphonique : Pauline allait bien ! Elle s’était réfugiée à Paris, chez sa tante, qu’elle avait chargée de rassurer la famille et les amis et de faire savoir qu’elle ne savait pas quand elle rentrerait ; qu’elle avait besoin de faire le point, et qu’elle souhaitait que l’on respecte sa volonté.

  Bien que très inquiets à l’idée de la détresse qui avait manifestement poussé Pauline à un tel geste, nous avons tous été soulagés de la savoir en sécurité. Elle reviendrait. Nous serions patients.

  Je crois, si elle n’a pas menti, que toi et moi avons alors reçu la même lettre : c’est ce que disent ses premières lignes. As-tu conservé la tienne ? Je ne peux imaginer que non. Tu te rappelles alors ses mots :

  « Si je ne reviens pas, c’est que je ne peux pas choisir. Jacques, Pierre, je vous aime. Depuis toujours, et du même amour. »

  Suivaient des phrases bouleversantes dans lesquelles elle nous faisait part de son égarement et de son impuissance. Elle terminait en nous disant que nous lui manquions plus que jamais, mais qu’un jour elle connaîtrait l’apaisement.

  C’est ainsi que tu as appris le secret de Pauline. Toutefois, par pudeur ou par crainte, sans bien savoir de quelle crainte il pouvait s’agir, nous n’avons jamais pu en parler ensemble. Nous continuions à nous voir, mais c’était comme si Pauline n’avait jamais existé. Situation d’autant plus absurde et pénible que nous l’avions l’un et l’autre en tête en permanence.

 

  En septembre, j’ai trouvé un emploi de comptable dans une scierie d’Arc. Mes horaires étaient assez lourds et, pour la première fois depuis tant d’années, nous nous sommes presque perdus de vue. Je crois que le fantôme de Pauline nous hantait trop pour que notre attachement — ou pour le moins ses manifestations — puisse alors perdurer. Je me suis jeté dans le travail pour anesthésier ce sentiment de manque qui me tenaillait le cœur au souvenir de notre amitié évanouie.

  Pauline est pourtant apparue à la porte de mon bureau un soir, alors que je m’apprêtais à partir.

  « Je suis revenue, a-t-elle simplement dit. J’ai vu Pierre ce matin. Il va partir : il a trouvé un poste de professeur de français dans un lycée de Rome. Il t’embrasse. »

  Elle a ajouté dans un souffle :

  « Il m’a dit que tu m’aimais depuis toujours… Il nous souhaite beaucoup de bonheur. »

  J’ai couru jusqu’à chez toi, Pierre, laissant Pauline sur le pas de la porte, effaçant mes larmes avec rage, arrivant hors d’haleine pour trouver ta mère qui m’a appris que tu venais de partir pour la gare.

  Alors, j’ai rejoint Pauline.

 

  Nous nous sommes mariés dans la petite église de Marcilly en octobre. J’avais obtenu ton adresse en Italie par ta mère, mais tu n’as pas répondu à notre invitation. Un simple télégramme « Beaucoup de bonheur — Pierre » est arrivé, qui nous a un instant serré le cœur.

  Et puis, très vite, François est né. Quel beau petit garçon il était dès ses premiers jours, et comme j’ai regretté que tu ne sois pas là pour l’admirer ! J’ai été le plus heureux du monde lorsque nous avons reçu, enfin, une lettre de toi en réponse à la demande de Pauline : serais-tu son parrain ? Et tu as dit oui ! J’ai vu la joie briller dans les yeux de Pauline, et j’ai partagé sa joie : tu étais de retour dans nos vies !

  Tu n’as pas pu être là au baptême de François — ton travail t’accaparait —, mais tu viendrais nous voir, un jour, tu l’as promis. Cela a pris du temps. Mais François n’a jamais douté de l’amour de son parrain qu’il n’avait pourtant jamais vu : nous lui parlions beaucoup de toi, et dès qu’il a été en âge de tenir un crayon, il a dessiné et colorié des dizaines d’œuvres pour toi. Puis ce furent les lettres ; tu n’imagines pas sa joie quand il a su déchiffrer tes réponses !

  Il a dû attendre son septième anniversaire pour connaître ton visage ; et les mots sont impuissants à décrire cet attachement qui s’est immédiatement et comme instinctivement noué entre vous deux. Tu n’as depuis plus cessé d’être son parrain adoré. Il parlait de toi sans cesse, tu étais sa référence, son modèle. Grâce à ce lien puissant, nous avons à nouveau connu de belles années, n’est-ce pas ? Ces séjours en famille en Italie, ces soirées de fête à Marcilly, à chacun de tes retours au pays… Elles sont dans la mémoire de François et ont fait de lui l’homme fort et aimant qu’il est devenu. Tu peux être fier de toi, et fier de lui.

  Et je suis si heureux que vous vous aimiez autant.

 

  Il m’est plus difficile à présent de continuer cette lettre. Pardonne-moi si mon style s’appauvrit ou si je semble troublé ; c’est que je le suis. Mais je t’ai promis ; j’ai promis à Pauline, surtout.

  La promesse que je lui ai faite, c’est elle qui me l’a demandée, quand elle a su qu’elle ne passerait pas ce dernier hiver. Elle m’a fait jurer de te parler quand ce serait mon tour. Alors voici.

  C’est moi qui ai voulu savoir. Je ne sais pas si elle me l’aurait dit.

  Elle ne t’avait jamais vraiment oublié, tu sais. Elle n’a jamais vraiment cessé de t’aimer ; ni moi non plus. Elle avait simplement rallié la voie de la raison à défaut d’avoir trouvé une solution à ses errements.

  Je sais ce qui s’est passé ce matin-là où tu l’as revue, juste avant de t’enfuir pour l’Italie. Je l’avais peut-être toujours su, va savoir.

  Mais tu sais, c’est étrange : je n’ai ressenti aucune colère quand elle me l’a avoué. Presque un certain soulagement ; comme si elle t’avait accordé une infime part de ce qu’elle allait me donner, à moi — et tu en aurais mérité tellement plus… Et puis elle a été ma femme, alors que toi, tu l’aimais aussi. Comment aurais-je pu me révolter ?

  J’ai compris. J’ai pardonné, si pardon il y avait à accorder.

  Tu es resté auprès de nous en devenant le parrain de François : nous trois, ça a toujours été pour la vie…

  Ça l’est davantage encore à présent : François n’a plus de parents, mais il t’a. Écoute-moi bien, Pierre : dès que tu le pourras, va le voir.

  Regarde-le.

  Ces yeux sombres, ce front lisse et bombé, ces cheveux si fins… et surtout ce grain de beauté sur l’oreille gauche… ce sont les tiens, mon ami.

  Il a perdu un père, mais il en trouve un autre.

  Le temps passe vite, trop vite. Ne laissez pas filer celui qui vous reste.

  Soyez heureux ensemble, aussi longtemps que vous le pourrez ; c’est notre unique vœu, à Pauline et à moi, qui vous aimons.

 

Jacques

 

Illustration : Anne-Cécile Delpeuch

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1 commentaire

  1. Gaillard Eric a dit :

    Bravo pour cette superbe lettre.
    J’ai 63 ans et j’y ai retrouvé toute la candeur de ma jeunesse. Deux chansons ont accompagné cette lecture: Deux amis pour un amour, pour un impossible amour ( J Hallyday) et La Fanette de J Brel. Le titre lui est-il dédié?
    Malheureusement , à mon âge, c’est assez difficile d’ adhérer jusqu’au bout …
    Merci d’avoir soufflé sur des braises.

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