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Le doigt du monstre

Richard Mander va mourir. C’est imminent et inéluctable. Tous ses proches sont réunis pour partager avec lui les derniers instants de son affreux calvaire.  Et chacun semble se demander : « Comment cela a-t-il pu arriver ? »

Cette nouvelle de Stéphane Chamak est un extrait de l’anthologie « Histoires à lire dans le métro ».

Durée: 8 minutes

 

© APX

 

Les membres de la famille et les amis encerclent le lit en chêne massif, les visages graves, témoins impuissants d’une mort imminente. Car le vieux va mourir. Cela ne fait aucun doute. Ce n’est plus qu’une question de minutes. Le prêtre a commencé à administrer les saints sacrements.

  Dans les pièces voisines, les gosses chahutent, maltraitant de leurs pieds les lattes du parquet avec un plaisir évident. Dans la chambre où s’égrènent les derniers instants de cet homme, des proches et des inconnus, vêtus d’un noir de circonstance, demeurent immobiles telles des statues de sel. La plupart ont le regard désemparé alors que d’autres secouent gravement la tête en signe d’incompréhension.

  « Que s’est-il passé ? » doit être la question que tout le monde se pose.

  Personne ne semble pouvoir s’empêcher de le regarder, agonisant sur son lit. Comme hypnotisés, ils le fixent avec un mélange de fascination et d’effroi. Et pour cause : l’homme est défiguré. Brûlé à un degré tel que son visage a pour ainsi dire fondu. Ses yeux suffoquent sous la peau qui dégouline de ses paupières. Son nez a disparu. Son menton se mélange à son cou dont le tissu flasque et détendu donne l’impression d’une marionnette à laquelle on vient de trancher les fils. Toute trace d’humanité semble avoir déserté cette figure d’homme pour ne laisser qu’une pâte informe et cramée qui s’émiette à vue d’œil.

  « C’est atroce », souffle quelqu’un à ma droite.

 

  Dehors, une fine pluie fait pleurer les vitres des maisons, consolées par un vent d’automne qui essuie leurs larmes. Même les voitures, d’ordinaire si injurieuses, circulent dans le calme. Probablement corrigés par des fessées maternelles, les enfants aussi se sont tus. Depuis plusieurs minutes, tout n’est qu’horreur, silence et interrogation.

 

  Celui qui s’accroche pitoyablement à la vie n’est ni un homme politique redouté ni l’un de ces artistes adulés qui font la couverture des magazines. Richard Mander, puisqu’il s’appelle ainsi, n’est célèbre qu’au sein de sa famille et parmi ses amis. Connu de tous pour être un bon mari et un bon père, il est directeur d’une petite société d’assurance en plein Paris. « Une abeille travailleuse et anonyme dans ce vaste essaim qu’est notre planète », comme il se plaît à le répéter. La vie de cette abeille est paisible, sans histoire. Fuyant les casinos et pas cavaleur pour deux sous, Richard Mander n’a pour passe-temps que le jardinage et pour unique passion sa femme et sa fille de treize ans qu’il adore par-dessus tout. Bref, l’existence tranquille d’un type paisible. Même l’héritage — non négligeable — laissé par ses parents, cinq ans plus tôt, n’a pas vraiment chamboulé cet ordre bien établi.

  Par instants, le corps calciné de l’homme est pris de spasmes violents, comme s’il continuait de se consumer de l’intérieur. Le prêtre, imperturbable, poursuit ses prières.

  Je lève la tête, pose un regard circulaire sur l’assistance. En face de moi et tout près du lit du mourant se dresse un homme grand, aux larges épaules et au menton carré creusé d’une fossette. Alain, le frère de la victime. Tête droite, regard vide et visage monolithique, il semble ailleurs. À quoi pense-t-il ? À une partie de l’héritage qui lui reviendra inévitablement ? À côté de lui, son épouse Agnès, d’une pâleur et d’une maigreur de cadavre, se mord les lèvres jusqu’au sang, comme pour s’empêcher de hurler. Appuyée contre son menhir de mari, elle est sur le point de s’évanouir d’un instant à l’autre.

 

  La pluie a cessé. Le silence est pesant. Presque étouffant. L’air devient petit à petit irrespirable, même pour les vivants que nous sommes. Le seul son qu’on peut entendre provient de Richard lui-même. Ou plus exactement de son visage. Sa peau craquelle comme une vieille poterie et pousse des couinements aigus. Elle ne cesse de s’effriter. « L’abeille travailleuse et anonyme » a cédé la place à un reptile hideux qui mue devant les yeux terrifiés de son entourage.

 

  Je porte mon regard sur l’homme à la barbe et aux cheveux grisonnants qui se trouve derrière Alain. Tiré à quatre épingles, il paraît contempler le plafond, insensible au parfum funèbre qui embaume la pièce. C’est David, l’un des oncles de la famille. Je plisse les yeux pour mieux l’observer et remarque que ses lèvres bougent imperceptiblement. Est-il en train de prier lui aussi ? Je jurerais que non. Il donne plutôt l’impression de fredonner une chanson. Voyant qu’il m’a repérée, je baisse la tête.

  Le corps de Richard est à nouveau pris de soubresauts suivis de gargouillis. De longs filets de salive sortent de sa bouche torturée de douleur. Dans la matinée, une infirmière lui a injecté de fortes doses de morphine. Malgré ces soins, rien ne semble apaiser le terrible calvaire qu’endure le vieux. « C’est horrible, il cherche à respirer », dit quelqu’un derrière moi. En effet, ne pouvant plus se servir de son orifice nasal, Richard retrousse ses lèvres mutantes et asséchées pour happer de précieuses bouffées d’air. La poitrine prise de convulsions, il ne lâche pas prise. Oui, il cherche à respirer, mais j’ai la sensation que ce n’est pas tout, que sa bouche enragée ne cherche pas uniquement à aspirer l’indispensable oxygène. Je sens qu’il veut parler. Dire quelque chose.

  J’avance dans sa direction lorsqu’une main me retient. Je me retourne. Pascal, un proche de la famille, me dit : « Ne t’approche pas, tu ne pourras pas le supporter. »

  Je le dévisage, les mâchoires serrées. Que sait-il, ce connard, de ce que je peux supporter ou pas ? J’ai envie de protester, mais un cri étouffé fait tourner toutes les têtes. Agnès vient de perdre connaissance. Son mari, Alain, la prend dans ses bras sans effort, comme un vulgaire sac de plumes, et quitte la pièce en marmonnant quelques excuses.

  Devant la légère agitation, le prêtre, qui a interrompu ses prières, jette un regard sévère à l’assistance. Après quelques secondes, le silence s’empare à nouveau de la chambre.

  À ma gauche se tient Gabriel, un ancien associé de Richard. Sa figure est inondée de larmes. Cela me surprend. Je savais que Richard et lui ne se parlaient plus depuis une sombre histoire dont je n’ai jamais su le fin mot, mais qui avait conduit Gabriel à démissionner de son poste, il y a trois mois environ. Oui, Gabriel pleure à chaudes larmes la mort prochaine de son ami et ex-partenaire. Mais il pleure… trop.

  Je me décide enfin à me tourner vers Agathe. La si douce et si dévouée Agathe. Elle qui n’a d’yeux que pour son homme, qui ne veut et n’a jamais voulu rien voir d’autre que lui. D’un visage qu’elle veut digne, elle fixe péniblement les lambeaux humains de ce qui est encore son époux. Décoiffée et les traits tirés, elle a vieilli de vingt ans. Qu’a-t-elle à l’esprit à cet instant ? Pense-t-elle à son avenir — elle qui n’a jamais travaillé — et à celui de sa fille ?

 

  La pluie reprend et se met à cogner un peu plus fort contre les carreaux. Je veux quitter cette pièce à l’atmosphère suffocante. Partir. Et me laisser inonder par cette pluie purificatrice qui me lavera de cette chambre dont j’ai la nausée. Mais une voix sourde et étrange m’ordonne de rester jusqu’au bout. En moi, un sentiment froid mais dévorant me défend de fuir ce lieu souillé d’hypocrites.

 

  Les minutes s’écoulent, sans scrupule. Depuis un moment, le corps de Richard Mander ne bouge plus. Est-il déjà mort ? Tout le monde observe la momie inerte qui gît dans son lit. Quelques brouhahas lugubres se font entendre. Des sanglots éclatent. Complètement absorbée, mon regard fixe autre chose. Sur la table à la droite du lit, près de la lampe de chevet, repose une photographie soigneusement encadrée. La photo doit avoir une dizaine d’années. Dans un décor de fête foraine, Richard, sa femme et leur bout de chou posent en souriant. Ils ont l’air heureux tous les trois. Lui, si beau avec son nœud papillon de travers, elle, vêtue d’une robe fleurie et tenant la main de leur enfant au visage joufflu. Une puissante vague de chagrin me submerge.

  Soudain, au moment où l’homme d’église achève ses derniers sacrements, quelque chose d’incroyable se produit. Alors que tout le monde le croyait mort, Richard, dans un effort surhumain, entrouvre son œil en partie recouvert de ce revêtement flétri qu’est devenue sa peau. À travers cette fine fente perçante, on lit de la terreur. Moi pas. Je vois une immense détresse… et de la colère. Son bras gauche se lève avec difficulté, sa main s’ouvre et il la pointe dans ma direction. Pas vraiment sa main. Son doigt. Cela ne dure que quelques brèves et glaçantes secondes, puis son bras finit par retomber lourdement sur la couverture : Richard Mander vient de rendre son dernier souffle.

  Livide et horrifiée, Agathe recule de quelques pas. Chancelante, elle porte la main à sa bouche. « Mon Dieu ! », souffle-t-elle. Enfin, elle se tourne vers moi et, le visage ruisselant, me dit : « Oh, tu as vu, ma chérie ? Il voulait te prendre dans ses bras une dernière fois. »

  Mon cœur se met à battre violemment dans ma poitrine. Malgré moi, je laisse échapper une larme amère. Les membres de ma famille s’approchent de moi pour me consoler. Pourtant, je ne veux pas. Je ne suis pas triste. Au contraire. Tout au fond de moi, je ris. Je ris d’un rire malheureux, d’un rire qui fait mal, qui n’apaise pas et qui n’effacera jamais rien. « Bande d’imbéciles », me dis-je tandis que les miens continuent de m’embrasser, de me presser contre eux.

 

  Alors, je pense à ce doigt, cet index pointé vers moi quelques instants auparavant. Mon sourire intérieur s’élargit douloureusement. Car, là où tout le monde a cru voir le dernier geste paternel et affectif d’un homme pour sa fille, je suis la seule à savoir que de son doigt accusateur, ce père incestueux désignait son assassin.

Stéphane Chamak

 

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13 commentaires

  1. Fanny a dit :

    Ouffff, nouvelle très prenante et la fin est vraiment une surprise.
    J’aime beaucoup!
    Vivement la sortie de « En attendant la foudre »!!

  2. l'anthologiste a dit :

    Merci Fanny!

    « En attendant la foudre » devrait sortir aux alentours du 30 janvier. Vous y retrouverez, dans des styles assez différents, deux autres nouvelles de Stéphane qui est véritablement, d’après moi, un excellent auteur!!

  3. Birdman a dit :

    Très bonne nouvelle, bien écrite.
    Seul bémol : il meurt d’un truc super bizarre (ou meurt-il de brûlures?), et je m’attendais vraiment à avoir la clé du meurtre, ou au moins des circonstances un peu plus claires. Je reste un peu sur ma faim. Par ailleurs, ne devrait-il pas être à l’hopital, plutot que chez lui?

  4. l'anthologiste a dit :

    Attention Spoiler!

    @Birdman: Bienvenue sur le blog.

    Richard a effectivement été brûlé.

    Réflexion intéressante : Aurait-il fallu expliquer les circonstances du drame ?
    Mon avis est que cette histoire, malgré la présence d’un meurtre, est un drame, et non une histoire policière. Elle est donc plus axée sur les rapports humains que sur la découverte de la vérité.
    En ce sens, je trouve que l’auteur a été très fort sur ce coup-là, parce que justement, pendant tout son récit, il nous amène dans cette direction: « à la fin, je vais vous dire ce qui s’est passé ». Et dans les dernières phrases, il va beaucoup plus loin, en nous disant « pourquoi » c’est arrivé. Ce qui est beaucoup plus profond et original.
    Il est vrai que, du coup, certains mystères demeurent, et je comprends que votre curiosité ne soit pas pleinement satisfaite, mais personnellement, j’ai trouvé ça plutôt bien vu! 😉

    Ne devrait-il pas être à l’hôpital plutôt que chez lui?
    J’avoue, je ne me suis pas renseigné sur ce point. Je n’y ai pas pensé. Richard n’a pas vraiment besoin de soins médicaux, seulement des injections de morphine pour réduire ses douleurs en attendant qu’il meure.
    Dans ces circonstances, je pense que la mise en scène de cette histoire est crédible…

    Merci pour ces réflexions!

    L’anthologiste

  5. stephane chamak a dit :

    Merci pour la lecture et vos commentaires.

    En effet, mon intention première est (comme souvent) de manipuler le lecteur (c’est de bonne guerre me semble t-il) en l’orientant – comme le souligne justement notre « anthologiste » ! – par le biais des questions/soupçons du narrateur, dans le registre policier avec la piste des coupables potentiels (le fameux « whodunit » cher à Hitchcock) et ce, dans le but de déstabiliser le lecteur lors du twist final.

    Mais, en effet, il s’agit bel et bien d’une drame, d’une tragédie avec l’humain en toile de fond.

    Merci encore

    S.

  6. Rémi Hesse a dit :

    bonjour,
    La chute est vraiment inattendue et insoupçonnable jusqu’à la dernière ligne.
    Mais si je puis me permettre, le prêtre ne récite pas les derniers sacrements mais les administre.

    Pardon pour cette remarque qui se veut constructive.
    rh

  7. stephane chamak a dit :

    Tout à fait d’accord avec la remarque de Rémi.

    Merci

    S.

  8. l'anthologiste a dit :

    Voilà, c’est corrigé…

  9. Caroline a dit :

    J’aime ! C’est cynique à souhait, le coupable est là où on ne l’attend pas, sous des atours de pureté et d’innocence… Bravo.

  10. Bay a dit :

    Excellent texte, dans la catégorie « nouvelle à chute ». Foncez le découvrir avant de poursuivre la lecture de cette critique, beaucoup moins intéressante.

    L’agonie du « vieux », pas si vieux que ça en fait, est décrite avec emphase, sans épargner au lecteur les détails horribles. On est troublé, le malaise de la narratrice s’insinue en nous, on étouffe dans cette atmosphère de veillée funèbre, et on poursuit impatiemment sa lecture dans l’attente de la délivrance. Celle-ci nous est donnée dans le dernier paragraphe, à la toute dernière ligne, et le malaise du lecteur met autant de temps à se dissiper que celui que lui aura pris la lecture.

    Nouvelle choc, concise, maîtrisée, dont on ne sort pas indemne.

  11. Martial Victorain a dit :

    Bonjour,
    Très bonne nouvelle. Le fil est tenu jusqu’au bout et vous claque entre les doigts aux dernières lignes. Rien à dire sinon, encourager Stéphane Chamak à provoquer d’autres nouvelles du genre.
    Merci

  12. Marie a dit :

    Superbe nouvelle. Ca donne vraiment envie de découvrir les autres. Merci pour cette découverte.

  13. Gib a dit :

    Bien amené. Je me demandais où l’auteur voulait en venir. Au final, Je me suis bien fait rouler dans la farine. Bravo !

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