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Le guéridon Napoléon III d’Émilienne de St Éloi

Échanges de courriers houleux entre Émilienne de Saint-Éloi qui, sortant de chez un antiquaire, a retrouvé une carte de visite pincée dans l’essuie-glace de sa voiture endommagée, et Edmond Grannec qui, malgré le bristol, nie farouchement toute implication dans l’accrochage.

Cette nouvelle de Julie Matignon est un extrait de l’anthologie « Histoires à lire dans le métro ». 

1er prix du concours l’Encrier renversé de la ville de Castres 2008.

Durée : 8 minutes environ

 

 

Cher Monsieur,

Il y a tant d’automobilistes malhonnêtes que je ne peux que vous remercier d’avoir laissé votre carte sous l’essuie-glace de ma voiture, complètement défoncée au demeurant. Je vous communique l’adresse de mon assureur et vous prie de bien vouloir faire auprès de lui les démarches nécessaires pour que la facture soit réglée le plus rapidement possible. Ma voiture se trouve au garage Chevallier, 93, avenue du Bois, où l’expert de votre compagnie pourra évaluer les dégâts. Je vous prie, etc.

 Émilienne de Saint-Éloi

 

Chère Madame,

Je n’ai aucune responsabilité dans cette affaire et suis curieux de savoir comment ma carte peut se trouver en votre possession. Est-ce une plaisanterie ? Si oui, elle ne m’amuse pas. Je vous prie, etc.

 Edmond Grannec

 

Monsieur,

L’accident a eu lieu vendredi vers 18 h 30, devant l’École militaire, pendant que je faisais l’acquisition d’un guéridon Napoléon III au Village suisse. Vous êtes entré à grande vitesse dans ma voiture normalement garée et l’avez propulsée contre une borne. Le devis des réparations s’élève à 4 356 euros TTC. Vous deviez être ivre. Et vous êtes moins honnête à jeun appa­remment. Mais une personne qui promenait son chien dans les parages a tout vu. Elle se trouvait encore là quand je suis revenue avec l’antiquaire qui a eu l’obligeance de transporter mon guéridon. Elle doit me transmettre son témoignage et mon antiquaire également. Je ne vous salue pas.

Émilienne de Saint-Éloi

 

Madame de Saint-Éloi, vous me cassez les noix. Cependant, dans l’invraisemblable hypothèse où vous seriez de bonne foi, je vous informe que vendredi dernier, à l’heure du prétendu carambolage, je participais depuis déjà une heure trente à une conférence qui a été suivie d’un cocktail, à la Maison de l’Amérique latine. J’ai des témoins qui pourront certifier que je les ai quittés vers 20 h 30. J’ajoute, parce que je suis particulièrement bien disposé aujourd’hui pour avoir le projet de partir sous peu vers l’Italie avec une femme ravissante, que je suis rentré chez moi, rue du Bac, à pied. Habitant à cent mètres, vous comprendrez que je n’ai pas l’habitude, pour du boulevard Saint-Germain rejoindre mon domicile, de faire en voiture un détour par le Champ-de-Mars. Vous perdez votre temps.

Edmond Grannec

 

Cher Maître et ami,

Je vous communique ces deux billets d’une folle qui prétend que j’ai embouti sa voiture. Que doit-on faire ? Voulez-vous avoir l’obligeance de demander à sa compagnie d’assurances si cette personne possède tout son bon sens ? Je vous prie, etc.

Edmond Grannec

 

Cher ami,

J’ai lu avec intérêt le dossier que vous m’avez transmis. Il n’y a pas à s’inquiéter pour l’instant. Je vous saurais gré de m’adresser une provision de 770 euros. Veuillez, etc.

Léon Minet

 

Monsieur,

Je n’ai pas encore reçu l’attestation de mon témoin mais je vous communique, ainsi qu’à mon assureur, celle de mon antiquaire.

E. de Saint-Éloi

Je soussigné, Pierre-Marie de Carnavalet, antiquaire, expert auprès des tribunaux, certifie avoir accompagné ma cliente Émilienne de Saint-Éloi jusqu’à sa voiture, vendredi 13 mars dernier, vers dix-huit heures quarante-cinq, pour y caser un guéridon qu’elle venait de m’acheter. J’ai constaté avec horreur que sa Rover était complètement cabossée. Une personne qui avait été témoin de l’accident et se trouvait encore là avec un chien noir a promis à ma cliente de lui adresser son témoignage. Je produis cette attestation au cas où ce témoin, malgré sa promesse, et la personne responsable, qui a néanmoins laissé son bristol, décideraient de ne plus se manifester. J’ajoute que la dame au chien a dit que la voiture en question était une Mercedes.

Pierre-Marie de Carnavalet

 

Madame,

Je n’ai PAS de Mercedes. Je vous demande instamment de ne plus m’importuner.

Edmond Grannec

 

Thérèse,

Toutes affaires cessantes, trouvez-moi les cartes de visite que j’ai rapportées de la Maison de l’Amérique latine et qui doivent se trouver dans le dossier vert que je vous ai remis lundi matin. Quelqu’un, vendredi soir, a provoqué un accident et laissé ma carte. Tâchez de savoir auprès de Darmon à la préfecture de police laquelle de ces crapules possède une Mercedes. Soyez discrète, habile et efficace comme d’habitude.

E. Grannec

 

Monsieur le Directeur,

J’ai téléphoné à Darmon, aucun de ceux qui vous ont donné leur carte n’est propriétaire d’une Mercedes. Le coupable ne peut donc être que l’un des sept cents autres invités à qui vous avez donné votre carte sans échange de sa part. J’ai déjà pris contact avec la fédération pour avoir connaissance de la liste complète des participants. Je vous signale toutefois que la moitié des congressistes, la plupart étrangers, sont partis tout de suite après la conférence, dès 18 heures. Autant chercher une aiguille dans une meule de foin. Merci pour vos compliments.

Thérèse

 

Monsieur,

Je vous communique, ainsi qu’à mon assureur, copie de la déclaration de mon témoin, d’après laquelle c’est votre femme qui conduisait la Mercedes « que vous n’avez pas ». Madame Chapelle a été scandalisée par l’attitude de Mme Grannec qui s’apprêtait à prendre la fuite quand elle est intervenue.

Émilienne de Saint-Éloi

P.-S. : Est-ce bien avec votre femme que vous comptez partir pour l’Italie ?

Je soussignée, Clotilde Chapelle, certifie que le vendredi 13 mars dernier, je promenais mon chien non loin de l’École militaire quand une Mercedes qui roulait très vite a percuté violemment une voiture en stationnement, une Rover grise, manquant nous écraser, moi et mon chien. La conductrice a fait marche arrière pour se dégager et s’apprêtait à redémarrer. Comme elle avait des difficultés à remettre le contact, j’ai eu le temps de me précipiter pour l’en empêcher et l’obliger à laisser ses coordonnées sur le véhicule endommagé. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de relever le numéro de la Mercedes qui était de couleur foncée, noire ou bleu marine. La conductrice est Mme Grannec — elle a laissé une carte de visite de son mari. C’est une jeune femme blonde, mince, d’environ trente ans. Craignant qu’elle ne vienne reprendre sa carte, laissée m’a-t-il semblé à contrecœur, j’ai attendu un moment sur place après son départ, mais la propriétaire de l’autre voiture n’a pas tardé à paraître et je lui ai promis mon témoignage, que voici.

Clotilde Chapelle

 

Madame,

Non seulement je n’ai pas de Mercedes mais ma femme est brune, ce qui, isolé du contexte, est d’une forme syntaxique contestable par quoi je vous témoigne pour la dernière fois mon indéfectible bonne humeur.

E. Grannec

 

Cher Maître et ami,

L’assureur d’Émilienne de Saint-Éloi m’a adressé l’imprimé de constat d’accident, rempli par cette dernière dans sa colonne A, dont il m’invite courtoisement à remplir la colonne B. Vous noterez que suivant le conseil imprimé sur la couverture, « ne nous fâchons pas, restons courtois, soyons calmes », je garde tout mon sang-froid en signalant au paragraphe 7 que mon véhicule est une BMW et en ajoutant au paragraphe 12 relatif aux circonstances de l’accident une mention 18 : « Se trouvait dans mon garage au troisième sous-sol à l’heure indiquée par l’automobiliste A ». Rigolo, non ?

E. Grannec

 

Cher ami,

Je reviens vers vous dans cette affaire. Il ne faut pas plai­santer avec les assurances. Je vous demande de m’adresser tout le courrier s’y référant sans y répondre personnellement de quelque façon que ce soit. Vous m’obligeriez en m’adressant une provision de 1 500 euros.

Léon Minet

 

Ma chérie,

Je suis harcelé de lettres et d’attestations qu’une folle m’adresse en espérant que je paierai la facture de réparation de sa voiture, une misérable Rover de 1986 qui aurait été écrabouillée par ma Mercedes à l’exception de l’essuie-glace sous lequel elle aurait trouvé ma carte ! Je ne peux pas quitter Paris tant que je n’aurai pas tiré cette affaire au clair. Pars où tu veux, je te rejoindrai dès que possible. Ci-joint un petit chèque. Je t’embrasse.

Edmond

 

Mon cœur,

C’est très beau, comme tu vois, mais sans toi je m’ennuie. Je suis à l’hôtel Imperator à droite de la carte tout en bas. Je n’ai payé que l’aller et à l’hôtel, on me réclame déjà des sous. Viens vite. Je t’embrasse.

Sylvaine

 

Cher ami,

Êtes-vous sûr que le témoin de votre adversaire sache faire la différence entre une BMW et une Mercedes ? Le ton de votre dernier courrier me laisse entendre que vous semblez avoir besoin de repos. M’avez-vous dit toute la vérité ? À vous lire.

Léon Minet

P.-S. : Ayez l’obligeance de m’adresser une provision de 1 800 euros.

 

Mon cœur,

Pourquoi les Seychelles ? nom de Dieu ! Autant que je me souvienne, nous hésitions entre Rome et Venise. Je te signale que le devis des travaux de remise en état de la Rover d’Émilienne de Saint-Éloi est de 4 356 euros et que les honoraires de mon avocat tendent à rattraper la facture du garage. Je ne t’en veux pas, mais vraiment, tu n’es pas raisonnable.

Edmond

 

Mon chéri,

Puisque tu ne m’en veux pas, bon, je te le dis, c’est moi. J’ai embouti une Rover et laissé ta carte. La Mercedes, c’est celle de Christian Corbière dont je crois t’avoir déjà parlé, non ? Sa Mercedes a elle aussi été très abîmée par le choc. Je ne pouvais décemment pas lui faire payer les deux réparations, il aurait eu un malus trop important. Viens vite. À très bientôt, mon chou. Je t’aime.

Sylvaine

 

Cher Maître,

Vous pouvez clore le dossier avec mon assureur. J’avais oublié que j’avais aussi une Mercedes qui n’était pas assurée, que j’avais prêté à une amie qui n’a pas son permis. Merci pour tout. Vous aviez raison, je suis très fatigué. Ci-joint deux chèques, dont un pour Émilienne de Saint-Éloi et l’autre pour rire. Je précise, en effet, qu’en raison de l’activité restreinte que vous avez dépensée dans cette affaire, le chèque que je vous adresse pour le règlement global des trois « provisions » est justement sans provision, le compte que j’avais dans cette banque nationalisée étant clos.

Edmond Grannec

 

Sylvaine,

Ma femme semble avoir eu vent de notre liaison. Il vaut mieux éviter de nous voir pendant quelque temps. Demande à Christian Corbière, dont, non, je n’ai jamais entendu parler, de te rejoindre ou de te faire parvenir ton billet de retour. Sinon, sais-tu nager ?

E.

 

Monsieur le Directeur,

J’ai eu la visite d’Émilienne de Saint-Éloi qui voulait vous remercier. Contrairement à ce que vous pensiez, on peut aimer le mobilier Napoléon III et porter un nom d’héroïne de Delly, sans être née sous Clémenceau ou avoir du poil aux pattes. Elle est ravissante.

Thérèse

 

Chère Madame,

Accepteriez-vous de dîner avec moi un prochain jour ? Ma secrétaire m’a dit qu’elle vous avait tout expliqué, j’aimerais mieux m’expliquer moi-même.

Edmond Grannec

 

« Vous êtes bien chez Émilienne de Saint-Éloi, je suis absente, mais vous pouvez laisser un message après le signal sonore. Je vous rappellerai dès mon retour. Merci.

 

— Émilienne, c’est Edmond. Ce dîner a été délicieux. Vous aussi. J’ai laissé ma montre sur le guéridon Napoléon III. Ne l’oubliez pas vendredi. »

 

Julie Matignon

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